samedi 10 mai 2014

Notre Vialatte quotidien : On voit par là avec quelle cruauté la majesté des mathématiques se venge de l'erreur de calcul.

"L'erreur de calcul peut en effet causer mort d'homme, et c'est pourquoi on demande aux ingénieurs de sortir d'écoles considérables dont on habille les élèves de bicornes et d'uniformes à boutons d'or. Les équations d'où naissent les navires de l'espace, la Tour Eiffel et les ponts suspendus réclament une précision extrême. Il faut de mille six cents à mille huit cents épures pour construire une locomotive, et encore, on ne la met sur rails qu'après lui avoir fait marquer le pas, l'obligeant à rouler sur place sur des cylindres de carton aggloméré ou de quelque autre matière extrêmement résistante, en présence des autorités les plus hautes de la Compagnie, des ingénieurs les plus forts en calcul et parfois même du président de la République, si on veut conquérir le marché japonais. On fait marcher le sifflet et beugler la sirène, la vapeur s'échappe en hurlant, le sol trépide, l'électricité parcourt le corps entier du monstre à une vitesse épouvantable, des cadrans brillent, des aiguilles s'allument, des chiffres luisent dans les ténèbres, le vent décoiffe le technicien, la suie se répand sur le visage des officiels, le fracas fait trembler les vitres, le chauffeur tourne les robinets. C'est un spectacle de cauchemar. L'air sent le mazout, l'ozone, la friture, le cambouis. On met de l'huile avec des burettes. On essuie les manettes avec un chiffon gras. Malheur à l'ingénieur qui s'est trompé de virgule si la locomotive éclate, arrachant le bras d'un fonctionnaire, brûlant la barbe d'un homme illustre par la science, coupant la tête pensive d'un administrateur. On le chasse de la Compagnie avec une faible indemnité ; il ne peut plus qu'aller construire des chemins de fer à voie étroite sur les sommets glacés de la Cordillère des Andes ; le vin y gèle dans son bidon et l'alcool dans son thermomètre ; son eau bout à 60° ; il ne peut plus faire d’œuf à la coque ; sa veuve mène une vie étriquée dans le triste faubourg d'une cité brésilienne envahie par la forêt vierge, mangée de moustiques et visitée par des serpents dont certaines espèces sont dangereuses, entre un urubu famélique et plusieurs sortes de pièges à rats.
On voit par là avec quelle cruauté la majesté des mathématiques se venge de l'erreur de calcul."

Alexandre Vialatte, chronique n° 526, Des nuances et des trillons, du 2 avril 1963

En introduction à
http://www.irit.fr/ABZ2014/
http://www.irit.fr/ABZ2014/casestudy.html

voir aussi :
http://lefenetrou.blogspot.fr/2014/05/une-galante-introduction-la-notion-de.html

1 commentaire:

JoëlP a dit…

On m'a raconté l'histoire d'un ingénieur dont le pont s'est effondré le jour de l'inauguration devant toutes les autorités sidérées. Venues pour couper le ruban et manger les petits fours, elles auraient vu le pont tomber sous leur yeux, par chance sans faire de blessés.

L'histoire ne disait pas si l'ingé en question est parti construire des chemins de fer à voie étroite sur les sommets glacés de la Cordillère des Andes.

 
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