dimanche 7 juillet 2024

Pierre Desproges, "humanisme d’écorché vif et de son individualisme forcené" (les Inrocks), à lire et à méditer

Je me permets de recopier ce texte des Inrocks https://www.lesinrocks.com/musique/pierre-desproges-je-vais-etre-sincere-99392-29-11-1995/

 Je pense à lui chaque fois que je passe devant le seul collège de France portant son nom. Et j'attends qu'il soit au programme du bac.



 

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Pierre Desproges – Je vais être sincère…

par Y. Riou & P. Pouchi

Publié le 29 novembre 1995 à 1h01
Mis à jour le 29 novembre 1995 à 1h01

Bien que peu porté sur la confidence, Pierre Desproges accorde en 1986 un entretien ­ inédit jusqu’à aujourd’hui ­ où il livre les clés de son humanisme d’écorché vif et de son individualisme forcené. Dans l’ombre de ses doutes, de ses allergies et de ses dégoûts, l’humoriste acerbe cède souvent la place à l’homme tendre et dés’uvré, et dévoile ce qui peuple de joie son jardin intérieur : les femmes, les mots, Brassens et la bonne chère.

Si j’avais une machine à remonter le temps, j’irais chercher un moment où j’étais plus heureux que maintenant, non ? Je me sens bien dans ma peau maintenant : ce n’est pas quelque chose que j’ai senti à chaque époque de ma vie, jusqu’à aujourd’hui, où j’ai 47 ans. Quand je fais un retour en arrière, je n’ai aucun regret. La jeunesse, pour moi, ça représente des boutons sur la gueule… Un malaise, une idée de malaise. J’ai été un adolescent boutonneux, boursouflé d’acné et d’amours ratées… C’est une période triste, je n’étais pas décisionnaire de ce que je faisais alors que je suis très individualiste, très indépendant. Je dépendais de ma famille, de mes maîtres. Alors l’enfance… j’aimais pas, je me suis emmerdé.

Tu te démarques donc du comique classique, qui déclarera bien volontiers « Tout petit déjà, je faisais rire, j’étais un pitre. »

Je crois que je n’ai jamais fait rire les autres tant que je n’ai pas été payé pour (rires)… Le coup de l’humour… C’est dans les gènes, comme les yeux bleus et les cheveux rouges. Il faut avoir de l’humour et de l’exhibitionnisme pour faire le métier que nous faisons. On peut très bien en avoir beaucoup et ne pas l’exhiber. Il y a aussi des gens qui ne sont pas drôles mais qui sont de grands récepteurs d’humour : on en a dans nos publics, on se sent parfois en communion totale avec eux.

Adolescent, tu as vécu au Laos : un accident de parcours ?

Mon père était dans l’enseignement et trouvait, à juste titre, que je n’étais pas doué. C’est surtout que, sans être vraiment cancre, sous-doué, je ne foutais rien. Comme j’étais très bon dans les langues et en lettres, je n’arrivais pas à redoubler mais je glandais. Quand mon père est parti enseigner en Extrême-Orient, j’étais en troisième. Il s’est dit qu’il devait vraiment s’occuper de moi de près : je suis parti seul au Laos avec lui pendant un an. C’est un pays sublime dont j’ai très peu profité parce que c’était vraiment mon époque boutonneuse. Je n’étais pas mieux devant un coucher de soleil sur le Mékong qu’au métro Barbès ­ ça m’était un peu égal.

Comment t’es-tu retrouvé étudiant en kiné ?

C’était vraiment la dernière chose qui me préoccupait. La kinési, ça m’était complètement indifférent, j’ai fait ça de façon ignoble : j’ai subi des cours pendant deux ou trois ans dans le seul but de m’occuper et d’avoir une raison de me faire donner à bouffer par mes parents. Je n’ai jamais pensé une seconde devenir kinésithérapeute.

A cette époque, étais-tu déjà attiré par l’écriture ?

(Hésitation)… Qu’est-ce que ça veut dire, « être attiré par l’écriture ? » J’étais toujours prem’ en français, à 7 ans j’avais lu toute la Comtesse de Ségur. Je n’ai jamais eu envie d’écrire ­ même maintenant, d’ailleurs. J’ai surtout eu envie de lire et puis… j’aime bien le langage, le verbe. Quand on peut le manier, c’est un outil formidable : sans se salir les mains, on peut tuer quelqu’un, l’humilier avec un mot qui vient bien. Par exemple, une des grandes joies de ma vie, c’est d’humilier mes semblables.

Le service militaire t’a de ce point de vue, semble-t-il, bien rendu service.

Je l’ai fait à une époque grandiose, où il durait vingt-huit mois. J’en ai gardé une ranc’ur totale. J’étais déjà misanthrope avant de vivre dans une chambrée, mais quand on vit vingt-huit mois au milieu de gens qui font des concours de pets… Ma haine du groupe s’est confirmée là. Ça avait commencé bien avant, quand, à l’âge de 7 ans, on essayait de me faire jouer au football. Ce n’est pas la haine du football, c’est la haine du groupe. J’ai l’impression que, quand les individus se multiplient, les intelligences se divisent. C’est pour ça que je ne participe pas à une manif, que je ne signe pas une pétition. Même si on manifestait pour la survie de mes enfants, je n’irais pas. Le dessinateur belge Philippe Geluck a une très belle phrase, que je devrais mettre sur mon mur : « Quand quelqu’un partage mon opinion, j’ai l’impression de ne plus avoir qu’une demi-opinion. » C’est ce que je ressens, à tort ou à raison.

Tu n’es pas ce qu’on appelle un grand sportif.

J’ai été un des premiers en France à faire de la planche à voile. J’ai toujours pratiqué des sports individuels, individualistes. Je fais du vélo tout seul. Je fais de la planche à voile parce que c’est un bateau où on est tout seul, pas besoin de dire bonjour.

Quelquefois, pour faire avancer les choses, les gens ont été obligés de se regrouper.

Tu veux dire que pour casser la gueule à un grand mec fort, on est mieux à quatre que tout seul ? Evidemment, c’est une constatation naturelle. C’est sûr que, si les ouvriers des mines, à l’époque où des gosses de 7 ans travaillaient à ramasser des cailloux, ne s’étaient pas battus avec des barres de fer contre les patrons, ils en seraient encore à l’âge de la pierre taillée (silence)… Mais est-ce que c’est important que les enfants ne travaillent pas dans les mines ? (rires)… Y’a quand même d’autres soucis à se faire.

Mais tous les soirs, toi-même tu te retrouves face à un groupe.

Mais j’adore ça, être face à un groupe (rires)… C’est d’être dans le groupe qui me gêne. Sur scène, je suis debout, ils sont assis, ce n’est pas la même chose. Au foot, j’aimerais bien être le ballon… C’est quand même assez grave, ça, parce que quand j’étais gamin, j’avais l’impression… Enfin, ça continue, je ne suis pas du tout sûr de moi ­ je pense que, quand on l’est, on ne peut pas pratiquer les métiers que nous faisons, l’humour. Quand j’étais gamin, je n’étais pas sûr de moi : au point que le fait de ne pas me sentir bien avec les footballeurs, par exemple, me donnait l’impression d’être anormal. Ça a suivi au service militaire, quand je ne participais pas aux concours de pets. Je me rappelle un jour où, pendant le service en Algérie, je m’étais baladé sur la plage. J’avais cueilli des roses de sable. On était dans une même chambrée, mais séparés par des bambous, et je m’étais mis des roses de sable dans un vase. (Imitant les militaires) « Oh, le pédé, l’enculé ! »

Avant de monter toi-même sur scène, as-tu éprouvé de grands chocs devant d’autres artistes ?

Oui, mais curieusement je n’ai jamais eu envie de faire ce que je fais. Etant môme, j’écoutais Francis Blanche, Pierre Dac : j’étais passionné par ça, je séchais des cours, je repoussais des rendez-vous pour ne pas rater leurs émissions. Après, il y a eu Martin, Yanne… J’ai toujours eu une fascination pour la scène, la radio, la télévision, le cinéma, mais en pensée je ne me suis jamais mis dedans. Ça allait pourtant très loin : quand j’étais journaliste, j’occupais mes loisirs à écrire des sketches, à les enregistrer et à les faire écouter, j’écrivais des chansons très mauvaises ­ paroles et musiques ­ que je jouais pour mes copains. Mais pas une seule fois je ne me suis dit « Et si je faisais ça en public ? »

Bedos, ça a été un choc de scène ?

Bedos, ça s’est passé en deux fois. Ça a d’abord été la radio. Parce qu’il a une voix. C’est un truc dont je souffre : j’aimerais bien avoir une voix. Une voix facile : il y a des gens qui parlent sans se forcer. Comme j’aime pas parler fort… Et puis Bedos, c’est un superbe comédien de scène.

Il me semble que Brassens était quelqu’un de très important pour toi.

C’est un modèle d’humanité, Brassens. Quelqu’un qui est arrivé au sommet dans ce métier ­ si tant est qu’il y ait un sommet. Pour moi, la réussite, c’est d’arriver où on veut. Ça ne se chiffre pas au nombre de fauteuils qu’on remplit au Palais des Congrès. Brassens est arrivé très haut sans jamais se compromettre, il ne s’est jamais abaissé vers le public, il n’a pas non plus attendu que le public se lève… Mais comme le dit un de ses textes à propos de ses chansons, « Si le public en veut, je les sors dare-dare/S’il n’en veut pas, je les remets dans ma guitare. » Il a toujours eu cette attitude devant le public et les professionnels du métier. Il n’a jamais payé à bouffer à un mec pour avoir du succès. Pour pouvoir faire un disque, il n’a jamais dit à quelqu’un « Vous êtes beau » s’il le trouvait moche. J’affirme que beaucoup de gens dans ce métier sont sales, se compromettent. Je pourrais vous donner les noms de ceux qui ne se compromettent pas, mais… ils sont cinq, peut-être. Et tout dépend de ce qu’on appelle se compromettre : pour moi, ça peut être le fait d’aller bouffer avec quelqu’un qui ne me plaît pas ­ mais là, j’exagère peut-être. C’est parce que je ne suis pas très sociable, je n’ai pas ce qu’on appelle l’esprit de zinc. Je n’aime pas sourire devant une bière si c’est avec quelqu’un que je n’aime pas.

A quel moment pourrais-tu te compromettre ?

Attention, je n’ai jamais dit que je ne m’étais jamais compromis. J’ai participé à certaines émissions auxquelles je suis fier de ne plus participer maintenant. Je n’en ai pas trop fait quand même. C’était à une époque où je n’étais pas suffisamment reconnu pour que ce soit gênant. Mais enfin, je ne serais pas allé ­ sans citer de noms ­ à une émission que fait monsieur Poivre d’Arvor actuellement. J’aime mieux mourir dans d’atroces douleurs que d’aller poser mon cul à côté de gens comme Sabatier.

Guy Bedos a dû se trouver dans cette situation le jour où on lui a proposé de faire Le Jeu de la vérité de Sabatier.

Apparemment non, puisqu’il l’a fait… Bedos, il a un combat. Il est persuadé qu’à gauche on est gentil et à droite, méchant. Quand on a un drapeau comme ça, on va derrière ce drapeau, sans se compromettre, pour réussir son combat. On commet des actions ­ je n’ai pas dit des délits, c’est mon copain ! ­ qu’on ne commet pas quand, comme moi, on ne croit ni à Dieu ni au diable. Bedos est allé chez Sabatier pour aller dire le contraire de ce que Delon y avait dit. Quand on est un artiste engagé, c’est dans la logique.

Il y a une dizaine d’années, tu as été présentateur-animateur du spectacle de Dalida. Etait-ce un plan de carrière, un pari ?

Ce n’était pas du tout une compromission. Après Le Petit rapporteur, on m’a proposé plein de choses : l’émission m’avait mis sur un podium. Je ne sais pas si Jean-Marie Proslier avait la grippe, en tout cas Bruno Coquatrix m’a téléphoné un matin. Débutant dans ce métier, j’étais très ému d’entendre monsieur Coquatrix, qui était un sacré malin, me dire « Pierre, je vous adore, vous allez être monsieur Olympia. » Je n’ai même pas mesuré ce que ça voulait dire ­ être présentateur, ce n’est pas du tout mon truc. C’était l’époque bénie de l’Olympia, un lieu que j’adore. Il y avait donc une première partie avec des clowns, des illusionnistes, des jongleurs, puis le tour de chant. Moi, j’intervenais à chaque fois, j’avais écrit deux ou trois petites bricoles et je faisais des fausses nouvelles. Le Luron m’a demandé de faire la même chose avec lui, plus un sketch qui était une interview de Giscard par une espèce de Chancel débile. Ensuite, il y a eu Dalida et Nicolas Peyrac en vedette américaine ­ maintenant, il est vedette cinghalaise, c’est pour ça qu’on le voit moins (rires)… J’ai écrit une biographie de Dalida qui racontait qu’elle avait connu Peyrac dans les chiottes de l’hôpital Cochin. Son frère me courait après dans les couloirs de l’Olympia avec un couteau, Coquatrix faisait un rempart de son ventre…

C’étaient tes premiers contacts avec le showbiz.

Je vais être sincère. J’étais journaliste à L’Aurore en 75, je devais gagner 3 000 f par mois quand Coquatrix m’a proposé l’Olympia, où je devais gagner 2 000 f par jour. Ça compte, bordel, l’argent. Je ne suis pas un homme d’argent, mais c’est quelque chose dont on parle rarement dans nos métiers. C’est pour ça que je n’ai pas dit non à l’Olympia, que je n’ai pas dit non à Le Luron, alors que ce n’était évidemment pas ma voie. Je ne dis pas que je me suis compromis avec le personnage de Le Luron ­ d’autant qu’à l’époque il n’était pas entouré de mâles blancs qui lui écrivaient des textes immondes. Il avait un charme formidable sur scène, c’était un immense professionnel, c’était plutôt à mon honneur de travailler avec lui, mais on n’était pas fait pour s’entendre. Il s’agissait quand même d’un travail facile et amusant : je me suis donc compromis dans ces limites-là.

Tu es en train de faire le théâtre Grévin, tu as un bouquin qui vient de sortir : ça bouge en ce moment autour de Desproges.

Ça bouge dans le sens que j’ai voulu. Je n’ai jamais eu de plan de carrière, ni même d’ambition. Je suis trop conscient de la vanité de l’existence pour en avoir. Quand on est bien conscient que le vrai but de la naissance de l’homme, sa seule raison d’être sur terre, c’est de mourir…

Es-tu mondain ?

Ah non, je ne suis pas mondain. Je fais des exceptions pour les trucs de bouffe, où je rencontre des gens comme Pivot ou Pierre Perret. Là, il y a une fraternité. Je n’aime pas les groupes ­ mais ceux qui savent bouffer et boire, j’aime bien.

Tu as dit de Coluche qu’il était grand, mais que c’était dommage qu’il ait mis sa gueule et sa voix au service de la grossièreté. Il a voulu ratisser large et a galvaudé son talent.

Oui, je maintiens. A l’époque, sur Europe 1 par exemple, quand il récitait le Vermot avec des poils, il racontait des blagues souvent éculées. Le public s’en fout peut-être complètement, mais je me pose souvent en créateur de ce que je fais, comme Bedos ou d’autres. A mon avis, Coluche avait une capacité de création suffisante pour ne pas aller piquer dans le Vermot des histoires de cul qu’il balançait à la mitrailleuse à la radio. C’est s’abaisser un peu, ça m’a déçu par rapport aux choses grandioses qu’il faisait avant.

Ratisser trop large, ça te pend au nez ?

J’espère que non. Ou alors ça se fera sans que je ne m’en aperçoive. J’en reviens à ce que je disais de Brassens. Il y a une chose importante : si je me mets à m’abaisser à mes yeux, je deviens malheureux. Je baise moins bien… Je préfère être dans la misère que m’abaisser à des choses qui ne me plaisent pas. C’est très orgueilleux, mais je l’ai vérifié, j’ai des preuves. Le Petit rapporteur, par exemple, était une chance formidable pour quelqu’un qui n’avait jamais rien fait et qui se retrouvait dans la lumière de dix-huit ou vingt millions de personnes chaque dimanche. A partir du moment où on m’a empêché de faire ce que je voulais, où on m’a coupé des scènes au montage, je n’ai plus été bien. J’aurais effectivement pu faire « étoile à matelas, toiture en zinc » et puis « poil, bite, zob ». Mais je suis retourné à L’Aurore et à mon salaire de journaliste, sans calcul. Quand je commence à lancer des sabots à la gueule de ma femme, c’est que ça ne va pas ! Alors je m’en vais.

Tu ne risques donc pas la mégalomanie ?

La grosse tête ? Je ne me prends pas pour de la merde. Ni pour quelqu’un de passionnant. Mais à partir du moment où on fait un métier public et que ça marche, on est content. Si c’est ça, la grosse tête… La grosse tête, c’est quand on se surestime. Je ne sais pas si j’en suis là, mais je ne me méprise pas complètement dans ce que je fais.

Comment procèdes-tu pour écrire un spectacle ?

Je peux vous montrer : j’ai un dossier, là, où il est écrit OMS ­ one-man show. J’ai noté des bouts d’idées ou de mots, je repiquerai là-dedans si je suis encore vivant dans deux ans. « Jessica ? Enchanté, j’ai six couilles. » Je ne sais pas si c’est très amusant… Peut-être que ça ne servira pas ­ j’espère, parce que c’est très bas. Mais voilà, j’ai des bouts de machin, comme ça. Et puis à partir d’un bout, j’étire. (Lisant) : « Il a la tête sur les épaules, je vous dis pas de qui. » Je ne sais pas ce que ça veut dire, il faudra que je trouve. « J’ai un profond respect pour le mépris que j’ai des hommes » : ça, c’est une chute.

Tu lis beaucoup les journaux, tu écoutes les informations ?

Oui. Les gens qui ont peur de la mort font toujours référence à l’heure, ils se situent toujours dans le temps qui passe. Quand je me couche, je me dis « Chouette, j’ai tant d’heures à dormir »… Les journaux, les bulletins d’information toutes les heures, ça me ponctue l’existence. L’autre raison, c’est que, professionnellement, j’en ai besoin.

Tu revendiques l’individualisme. Travailles-tu en groupe ?

Chaque fois que j’ai essayé, je me suis planté. J’en ai pourtant souvent eu envie. J’ai essayé à deux, avec une bonne comédienne. On a fait un café-théâtre ensemble en 77 ­ ce n’est pas quelque chose dont j’ai honte, c’était pas mal. Mais à deux, on a écrit trois quarts d’heure de spectacle en six mois alors que tout seul, en deux mois, je fais du meilleur travail. Ce n’est pas de sa faute, ni de la mienne. Avec Luis Rego, nous avons tenté d’écrire une plaidoirie-réquisitoire pour le Tribunal des flagrants délires. C’était horrible, on s’est enfermés quatre jours à la campagne, il a failli me tuer. Je suis peut-être trop autoritaire.

As-tu déjà eu des retours de manivelle après des déclarations que tu as faites ?

J’ai été touché lorsque quelqu’un m’a écrit, après mon premier spectacle, pour me reprocher d’avoir repris un ou deux textes que j’avais déjà utilisés à la radio ou dans Vivons heureux en attendant la mort. Il mettait en cause mon incapacité à me renouveler. Ayant appris à gratter dans la presse quotidienne, je me fais fort d’être quelqu’un qui écrit, qui donne ce qu’il a écrit, qui le jette à la poubelle et le lendemain recommence autre chose. Donc ça, c’est un truc qui m’avait blessé.

Je suppose que tu gagnes bien ta vie en ce moment. Si on te proposait d’être tes conseillers financiers…

J’ai ça sous la main… J’ai une femme qui est ma meilleure femme, ma meilleure maîtresse, mon meilleur amant, mon meilleur copain et mon meilleur financier. Les femmes et le bordeaux, je crois que ce sont les deux seules raisons de survivre. Le seul moment où l’on oublie que l’on est mortel, c’est quand on baise.

Pour séduire une femme, tu passes toujours par le rire ?

(Silence)… Qu’est-ce que tu veux que je montre d’autre ? (rires)… Quand on a la chance d’avoir cette arme-là… Les femmes le disent très souvent, un homme qui les fait rire, c’est quelque chose. A l’inverse, une femme qui me fait rire, ça me touche complètement, je peux tout faire…

Et les femmes bêtes ?

C’est une autre forme de sexualité. Je ne sais pas, une conne, une belle charolaise… On a quelquefois envie de ça. Je suis assez raffiné à table, je peux faire cuire pendant trois heures un petit homard aux légumes ­ et puis le lendemain, j’ai envie d’un vieux Caprice des dieux avec un Préfontaine : il n’y a que ça qui me fera du bien, qui me fera rire le ventre. De même une bonne conne qui pense pas, c’est bien. Les femmes aussi ont des mecs comme ça, des forts des halles, ça ne les empêche pas d’être raffinées.

Crois-tu, comme Aragon, que la femme est l’avenir de l’homme ?

J’aime bien Aragon sur le plan du verbe. Comme homme, pas du tout. Je ne peux pas supporter les communistes. C’est viscéral, mais pas seulement vis-à-vis des communistes. Toutes les formes de fascisme m’ennuient, me font peur surtout. Les gens qui croient, qui sont derrière un drapeau. J’ai un peu peur, parce qu’il faut élaguer pour arriver sur la montagne où on va planter son drapeau. Ça date des croisades, mais ça continue avec Le Pen et Gorbatchev. Je ne vote pas. Je trouve que c’est un devoir civique de ne pas voter quand on a les choix que l’on a actuellement. Si vous pouvez me dire comment on reconnaît Mitterrand de Giscard ou de Chirac, si vous avez un détail qui les sépare l’un de l’autre… Si on me donnait le choix entre Le Pen et n’importe quel autre sauf Marchais, j’irais voter pour n’importe quel autre sauf Marchais : là, j’ai vraiment pas le choix. Pour moi, c’est le même mec qui fait Chirac et Mitterrand : ils se foutent complètement du bien-être de l’humanité, du progrès de l’homme.

On est au c’ur de l’hiver. Il y a deux jours, les Restos du C’ur, les maisons pour orphelins…

Je vais vomir si vous continuez.

Il y a des émissions télévisées pour ces causes. Les artistes s’y précipitent.

Il y a des artistes qu’on ne voit que grâce à ces émissions-là. On ne les invite pas, mais on ne peut pas les chasser : ils viennent donner. J’ai vu par exemple un vrai-faux cowboy dans une émission coluchophile sur les Restaurants du Genou : il est venu essayer son petit bout de chanson, une plage de son disque qui allait être vendu à vingt-cinq exemplaires. Enfin, ce n’est pas ça qui est grave, scandaleux. Il y a un proverbe chinois qui dit « Pour rendre service à son prochain, il ne faut pas lui donner du poisson, il faut lui apprendre à pêcher. » Donner à bouffer aux nécessiteux pendant un mois et puis les laisser crever les onze mois restants… Bien sûr, c’est pas mal, moi aussi je fais la charité. La différence fondamentale ­ c’est mon orgueil à moi ­, c’est que j’aide des pauvres mais je n’en parle pas. Je ne montre pas le montant des chèques et je ne vous dirai pas à qui je les adresse. Mais cette exhibition larmoyante, tous ces gens anticléricaux qui reprennent le message de François d’Assise sans bien l’avoir compris, c’est bizarre.

Tu as un côté très manichéen dans tes cibles, tes haines et tes amitiés.

Je suis manichéen, moi ? Je ne vous permets pas… C’est pas vrai, je suis quelqu’un du doute. Etre manichéen, c’est être persuadé que ça c’est bien, et ceci pas bien. Dire que la droite, ce sont des méchants, et la gauche des gentils ­ et vice versa. Mais je n’aime pas la nuance. Je baise à fond, je bois du calva à 80°, je ne mange pas une cuillère de caviar ­ il m’en faut huit, dix, douze. Je suis sans nuance. J’aime bien le piment. Et puis attention : je suis un caricaturiste, je suis obligé de charger.

Mais lorsque tu charges, tu dois douter ?

La seule certitude que j’ai, c’est d’être dans le doute.

Tu as dit « Je n’ai l’impression d’exister que si je dis le contraire des autres. »

C’est un peu de la provocation, mais ça rejoint ce besoin hystérique d’individualisme. Quelquefois, c’est vrai, je suis d’une grande mauvaise foi, sans m’en rendre compte. Mais sur le moment, c’est un besoin d’oxygène, j’ai l’impression d’étouffer… J’ai un exemple très précis avec la mort de Signoret. Encore une béatification, un nombre de bêtises telles que je me suis dit « Cette vieille conne ». Tout d’un coup, je n’aimais plus Signoret, alors que j’ai toujours pensé que c’était une grande actrice. A son propos, les journalistes ont écrit de ces choses, et derrière la France entière…

La sensation d’étouffer, ça se précise ou ça se tasse avec le temps ?

Ça se tasse dans la vie courante depuis que… je m’exhibe. Depuis que j’en fais un métier, finalement. Cela dit, c’est quand même vrai que l’on n’existe que si on est différent.

Dans ton spectacle, un de tes sketches commence par « On me dit que des Juifs se sont glissés dans la salle. » C’est sur le fil du rasoir.

J’adore ça, c’est le meilleur moment pour moi, arriver en scène et dire cette phrase. Les antisémites n’osent pas rire dans ce sketch, et les Juifs se croient obligés de rire (rires)… L’écriture est venue d’un jet, je n’ai pas fait d’autocensure. Mais ça m’a posé des problèmes, je me suis même réveillé en sursaut la nuit en me disant « Est-ce que je peux faire ça ou pas ? » Plus personnellement, j’étais gêné parce que je parlais d’une amie dans ce sketch ­ Anne Sinclair pour ne pas la nommer. Dans un livre, elle disait « Je n’aurais probablement pas pu tomber amoureuse d’un non-juif. » Je reconnais que j’ai extrait la phrase du contexte. Mais j’ai trouvé que c’était embêtant qu’une personne violemment antiraciste profère ce genre de vérité troublante. Pour moi, c’est la même chose que de dire « Je ne donnerai pas ma fille à un Nègre. » Finalement, huit jours avant la première, je lui ai envoyé le texte. Je ne l’ai pas soumis à sa censure ni à son approbation. Je lui ai écrit une lettre qui disait « Je n’aime pas égratigner mes amis par derrière, donc je le fais par devant. » Elle m’a appelé le lendemain, elle s’esclaffait, elle était ravie ­ elle avait pris le sketch au second degré. Alors qu’il fallait le prendre au troisième (rires)

Les Juifs, ça revient souvent dans tes bouquins : c’est un thème qui t’est cher.

Je suis né en 1939. Je ne me souviens plus de mes 5-6 ans, mais à cette époque il s’est passé un truc avec les Juifs que je n’ai toujours pas compris ­ au sens fort, comme je ne comprends pas Dieu. Je « comprends » très bien l’antisémitisme, comme toutes les formes de racisme. Mais que des gens, des administrateurs justement, aient envoyé des gens par paquets de mille se faire occire au nom du racisme… Mes parents ont vu ça, à une époque qui était la mienne. C’est pas les Huns, c’est pas Attila ­ c’est la semaine dernière. Avec ma sensibilité et mon intelligence, c’est quelque chose que je ne peux pas comprendre. Je dis même pas admettre : comprendre. Je trouve ça fabuleusement inimaginable que des êtres humains puissent commettre ça.

Tu es un peu jaloux de l’humour juif.

Pas du tout. Je suis assommé par la prétention qu’ont certains Juifs de détenir la clef de l’humour. Ils nous gonflent, alors là vraiment je les emmerde, moi qui suis le seul dépositaire de l’humour limousin (rires)… C’est complètement con de dire que les Juifs sont plus doués pour la banque que les Bourguignons. On les a empêchés de faire autre chose : ils étaient bien obligés d’être usuriers puisqu’on ne voulait pas leur laisser planter un chou. L’humour, ça peut être dans les gênes d’un individu, mais pas dans les gênes d’un peuple ou d’une race. Il est aussi raciste de dire que les Juifs ont de l’humour que d’affirmer que les Arabes sont des fainéants.

Tu dis avoir toujours peur de la mort. Est-ce que tu l’as approchée de près ?

Pas plus que d’autres. J’ai approché la mort, mais pas la mienne. Je suis toujours très touché par la mort des gens. Ma propre mort, c’est un sujet qui revient tout le temps. Tous les jours, toutes les demi-heures, sans arrêt. Enfin, je m’arrête pour dormir… L’état de mort ne me gêne pas, c’est le passage de la vie à la mort qui me gêne. Une fois que je serai mort, je ne suis pas sûr que j’aurai envie de revenir… Chaque fois qu’il m’arrive quelque chose de bien, je me dis que c’est dommage, qu’il va falloir mourir après ça. Je doute tout le temps, et la seule certitude que j’ai, malheureusement, est celle-là. Je ne crois pas à Dieu, je ne crois pas au diable, je ne crois pas à Giscard d’Estaing, toutes les grandes valeurs me passent au-dessus de la tête. Sauf celle-là. Le fait de trouver la mort injuste est déjà une réflexion mystique : on aimerait bien qu’il y ait une solution. Quand on pense que Dieu est la solution, on doit sûrement mieux vivre cette certitude-là. Moi, je suis un athée mystique.

As-tu été tenté par la psychanalyse ?

Oui, en tant que patient, en tant qu’exhibitionniste narcissique, le fait qu’on parle de vous est toujours un bon moment. C’est pour ça que les gens sont fascinés par leurs horoscopes, bien qu’ils sachent que ça ne veut rien dire. On leur dit : vous êtes comme ci, comme ça. Le seul sujet qui préoccupe vraiment, profondément, quelqu’un d’humain, c’est lui. Le reste… Ça stagne autour. Mais à propos de psy, je peux vous raconter une histoire ? C’est une amie qui avait un problème parce qu’elle a un enfant surdoué ­ à 3 ans, il savait lire, écrire, assez effrayant. A 7 ans, il a été question de lui faire sauter une ou deux classes. Mais de la façon dont fonctionne l’école en France, il devait d’abord passer par un psy, subir des tests pour savoir si son affectivité était à la hauteur de ses capacités scolaires. La psy reçoit le gosse et dit à sa mère « Attendez-moi là. »

Un quart d’heure après, la psy rappelle la mère, l’air un peu défaite, contrariée. « Voilà, madame, scolairement votre enfant peut sauter une classe. Mais sur le plan de l’affectivité, c’est une catastrophe, on sent qu’il y a un désordre, un déséquilibre familial grave autour de lui. Regardez, je lui ai demandé de me dessiner papa et maman. » Elle lui montre le dessin : le môme a dessiné un immense personnage sur toute la hauteur de la page ­ papa ­ et dans un coin, en tout petit, maman. « Vous comprenez, il y a désir du père et mépris de la mère. Affectivement, ce garçon ne va pas dans sa tête. A moins que vous ayez une explication. » La maman a dit « Oui, j’ai une explication : je mesure 1,47 m et mon mari 1,96 m » (rires)… Je dis pas que la psychologie n’est pas une science, mais à mon avis elle n’est pas au point. Moins que l’opération de l’appendice, en tout cas.

Penses-tu être quelqu’un d’intelligent ?

Oui et non. Je pense avoir une forme de compréhension du langage, par exemple, mais je ne suis pas du tout logique, pragmatique… Je ne pense pas que l’intelligence soit la qualité la plus importante sur terre. Dans mon spectacle, j’ai une phrase qui dit « L’intelligence, c’est le seul outil qui permette à l’homme de mesurer l’étendue de son malheur. » Un truc que je pense profondément. J’ai un ami qui a un enfant idiot, crétin, pas mongolien mais un peu en dessous, qui sourit, vraiment, qui est heureux comme tout. Il ne se pose pas de question sur ce qu’il va bouffer demain. La vraie béatitude, on ne l’a que par l’héroïne pure ou le mongolisme. Et le mongolisme, c’est difficile de se le faire inoculer.

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