vendredi 26 décembre 2008

Allocution prononcée à la fête en l’honneur de Diderot

par Anatole France

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Citoyens,

Des maîtres, qui sont nos amis, viennent ici nous parler de Diderot philosophe, et de Diderot savant. Ce n’est pas à moi, c’est à Duclaux de vous montrer en Diderot le précurseur de Lamarck et de Darwin, c’est à Ferdinand Buisson, c’est à Gabriel Séailles de vous parler du philosophe qui préféra l’examen utile des faits à la vaine recherche des causes, et enseigna qu’il faut demander à la nature non pas « Pourquoi cela ? » comme font les enfants, mais « Comment cela ? » à la manière du chimiste et du physicien.

Pour moi, je n’ai qu’un mot à dire. Je voudrais vous montrer Diderot, ami du peuple.

C’était un homme excellent que le fils du coutelier de Langres. Contemporain de Voltaire et de Rousseau, il fut le meilleur des hommes dans le meilleur des siècles. Il eut la passion des sciences mathématiques, physiques, des arts et métiers. Connaître pour aimer fut l’effort de sa vie entière. Il aimait les hommes, et les œuvres pacifiques des hommes. Il forma le grand dessein de mettre en honneur les métiers manuels, abaissés par les aristocraties militaires, civiles et religieuses. L’Encyclopédie dont il conçut le plan avec génie et dont il poursuivit l’exécution si courageusement, l’Encyclopédie est le premier grand inventaire du travail fourni par le prolétariat à la société. Et cet inventaire, avec quel zèle, quelle ardeur, quelle conscience Diderot et ses collaborateurs prirent soin de le dresser, c’est ce que le prospectus de l’Encyclopédie nous fait connaître.

« On s’est adressé, y est-il dit, aux plus habiles ouvriers de Paris et du royaume. On s’est donné la peine d’aller dans leurs ateliers, de les interroger, d’écrire sous leur dictée, de développer leurs pensées, d’en tirer les termes propres à leurs professions, d’en dresser des tables, de les définir, de converser avec ceux dont on avait obtenu des mémoires, et (précaution presque indispensable) de rectifier, dans de longs et fréquents entretiens avec les uns, ce que d’autres avaient imparfaitement, obscurément et quelquefois infidèlement exprimé. »

Et Diderot ajoute :

« On enverra des dessinateurs dans les ateliers ; on prendra l’esquisse des machines et des outils ; on n’omettra rien de ce qui peut les montrer distinctement aux yeux. »

Citoyens,

À l’heure où les ennemis coalisés de la science, de la paix, de la liberté s’arment contre la République et menacent d’étouffer la démocratie sous le poids de tout ce qui ne pense pas ou ne pense que contre la pensée, vous avez été bien inspirés en rappelant, pour l’honorer, la mémoire de ce philosophe qui enseigna aux hommes le bonheur par le travail, la science et l’amour et qui, tourné tout entier vers l’avenir, annonça l’ère nouvelle, l’avènement du prolétariat dans le monde pacifié et consolé.

Son regard pénétrant a discerné nos luttes actuelles et nos succès futurs. Ainsi Diderot enthousiaste et méthodique recueillait les titres des artisans pour les mettre au-dessus des titres des nobles ou des grands. Et il n’est pas possible de se méprendre sur ses intentions, si extraordinaires pour le temps. « Il convient, a-t-il dit, que les arts libéraux, qui se sont assez chantés eux-mêmes, emploient désormais leur voix à célébrer les arts mécaniques et à les tirer de l’avilissement où le préjugé les a tenus si longtemps. »

Voilà donc, au milieu du dix-huitième siècle, les métiers honorés, chose étrange, nouvelle, merveilleuse. Les artisans demeuraient humblement courbés sous les dédains traditionnels. Et Diderot leur crie : « Relevez-vous. Vous ne vous croyez méprisables que parce qu’on vous a méprisés. Mais de votre sort dépend le sort de l’humanité tout entière. » Diderot a inséré dans l’Encyclopédie la définition que voici de l’ouvrier manuel, du journalier :

« Journalier, ouvrier qui travaille de ses mains et qu’on paye au jour la journée. Cette espèce d’hommes forme la plus grande partie d’une nation ; c’est son sort qu’un bon gouvernement doit avoir principalement en vue. Si le journalier est misérable, la nation est misérable. »

Est-ce trop de dire après cela que Diderot dont nous célébrons aujourd’hui la mémoire, Diderot mort depuis cent seize ans, nous touche de très près, qu’il est des nôtres, un grand serviteur du peuple, un défenseur du prolétariat ?

La victoire du prolétariat est certaine. Ce sont moins les efforts désordonnés de nos adversaires que nos propres divisions et les indécisions de notre méthode qui pourraient la retarder. Elle est certaine parce que la nature même des choses et les conditions de la vie l’ordonnent et la préparent. Elle sera méthodique, raisonnée, harmonieuse. Elle se dessine déjà sur le monde avec l’inflexible rigueur d’une construction géométrique.

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