mercredi 25 mars 2020

Camus, La peste » Il s’apercevait alors que son interlocuteur et lui ne parlaient pas de la même chose. "


« Dans ces extrémités de la solitude, enfin, personne ne
pouvait espérer l’aide du voisin et chacun restait seul avec
sa préoccupation. Si l’un d’entre nous, par hasard,
essayait de se confier ou de dire quelque chose de son
sentiment, la réponse qu’il recevait, quelle qu’elle fût, le
blessait la plupart du temps. Il s’apercevait alors que son
interlocuteur et lui ne parlaient pas de la même chose.
Lui, en effet, s’exprimait du fond de longues journées de
rumination et de souffrances et l’image qu’il voulait
communiquer avait cuit longtemps au feu de l’attente et
de la passion. L’autre, au contraire, imaginait une émotion
conventionnelle, la douleur qu’on vend sur les marchés,
une mélancolie de série. Bienveillante ou hostile, la
réponse tombait toujours à faux, il fallait y renoncer. Ou
du moins, pour ceux à qui le silence était insupportable, et
puisque les autres ne pouvaient trouver le vrai langage du
cœur, ils se résignaient à adopter la langue des marchés et
à parler, eux aussi, sur le mode conventionnel, celui de la
simple relation et du fait divers, de la chronique
quotidienne en quelque sorte. Là encore, les douleurs les
plus vraies prirent l’habitude de se traduire dans les
formules banales de la conversation. C’est à ce prix
seulement que les prisonniers de la peste pouvaient
obtenir la compassion de leur concierge ou l’intérêt de
leurs auditeurs. »

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