Hier soir ma fille s’est inquiétée. On ne doit pas avoir assez à
manger. J’ai eu beau lui dire quels étaient mes repas habituels, que je
mange principalement du poisson, du riz, des pâtes, des légumes et des
fruits. Que les pêcheurs ne sortent plus. Et que nous n’avons qu’un tout
petit conservateur en haut du frigo. Que j’ai un stock de boites de
sardines à l’huile d’olive et de boîtes de thon, une dizaine de plats
cuisinés, quelques boites de conserves de légumes, mes conserves de
cèpes et d’oronges des Césars – le luxe ! conserves « maison » bios et
tout et tout – , du pâté de Périgueux, des saucissons, du riz, des
pâtes, du vermicelle, des biscottes, de la confiture, du miel de
Jumilhac et de Saint-Yrieix pour longtemps – il nous en reste même de
l’an dernier (je sais faire les exercices d’arithmétique), que notre
marchand de légumes et de fruits et de produits laitiers habite la rue
d’à côté et va nous livrer de frais. Et pas de problème pour le
contacter… elle nous a passé une commande au Casino devant lequel je
passais à vélo tous les jours avant le confinement. Et même quelques
bonnes bouteilles de vin, et du cidre breton.
Et je m’inquiète ! vous vous inquiéteriez vous aussi en lisant ce que
je lis dans les conditions générales que m’adresse Casino :
Conformément à la réglementation en vigueur sur la vente
d’alcool, toute commande dépassant le volume maximum autorisé, ne pourra
être honorée, à savoir :
– 10 litres pour les alcools et boissons spiritueuses (toutes boissons d’un degré alcoolique supérieur à 22 % vol.)
– 60 litres pour les vins mousseux
– 90 litres pour les vins et produits fermentés (cidres.)
– 110 litres pour les bières
– 20 litres pour les autres boissons (entre 1,2 % vol. et 22 % vol.)
-Toute commande de sucre ne pourra excéder 25 kg.
Pas de doute, nous sommes entrés dans une époque de rationnement,
celle dont me parlaient mes parents ! celle de la dernière guerre. »
Nous sommes en guerre ! »
Je comprends pourquoi une caissière m’a dit que des gens s’inquiètent : y aura-t-il toujours de la bière ?
P.S. Lettre d’Italie
Lettre d’Italie,
Il est 00h28 à Brescia.
« Je vous écris d’Italie, je vous écris donc depuis votre futur. Nous
sommes maintenant là où vous serez dans quelques jours. Les courbes de
l’épidémie nous montrent embrassés en une danse parallèle dans laquelle
nous nous trouvons quelques pas devant vous sur la ligne du temps, tout
comme Wuhan l’était par rapport à nous il y a quelques semaines. Nous
voyons que vous vous comportez comme nous nous sommes comportés. Vous
avez les mêmes discussions que celles que nous avions il y a encore peu
de temps, entre ceux qui encore disent « toutes ces histoires pour ce
qui est juste un peu plus qu’une grippe », et ceux qui ont déjà compris.
D’ici, depuis votre futur, nous savons par exemple que lorsqu’ils
vous diront de rester confinés chez vous, d’aucuns citeront Foucault,
puis Hobbes. Mais très tôt vous aurez bien autre chose à faire. Avant
tout, vous mangerez. Et pas seulement parce que cuisiner est l’une des
rares choses que vous pourrez faire. Sur les réseaux sociaux, naîtront
des groupes qui feront des propositions sur la manière dont on peut
passer le temps utilement et de façon instructive ; vous vous inscrirez à
tous, et, après quelques jours, vous n’en pourrez plus. Vous sortirez
de vos étagères
La Peste de Camus, mais découvrirez que vous n’avez pas vraiment envie de le lire.
Vous mangerez de nouveau.
Vous dormirez mal.
Vous vous interrogerez sur le futur de la démocratie.
Vous aurez une vie sociale irrésistible, entre apéritifs sur des tchats, rendez-vous groupés sur Zoom, dîners sur Skype.
Vous manqueront comme jamais vos enfants adultes, et vous recevrez
comme un coup de poing dans l’estomac la pensée que, pour la première
fois depuis qu’ils ont quitté la maison, vous n’avez aucune idée de
quand vous les reverrez.
De vieux différends, de vieilles antipathies vous apparaîtront sans
importance. Vous téléphonerez pour savoir comment ils vont à des gens
que vous aviez juré de ne plus revoir.
Beaucoup de femmes seront frappées dans leur maison.
Vous vous demanderez comment ça se passe pour ceux qui ne peuvent pas rester à la maison, parce qu’ils n’en ont pas, de maison.
Vous vous sentirez vulnérables quand vous sortirez faire des courses
dans des rues vides, surtout si vous êtes une femme. Vous vous
demanderez si c’est comme ça que s’effondrent les sociétés, si vraiment
ça se passe aussi vite, vous vous interdirez d’avoir de telles pensées.
Vous rentrerez chez vous, et vous mangerez. Vous prendrez du poids.
Vous chercherez sur Internet des vidéos de fitness.
Vous rirez, vous rirez beaucoup. Il en sortira un humour noir, sarcastique, à se pendre.
Même ceux qui prennent toujours tout au sérieux auront pleine conscience de l’absurdité de la vie.
Vous donnerez rendez-vous dans les queues organisées hors des
magasins, pour rencontrer en personne les amis – mais à distance de
sécurité.
Tout ce dont vous n’avez pas besoin vous apparaîtra clairement.
Vous sera révélée avec une évidence absolue la vraie nature des êtres
humains qui sont autour de vous : vous aurez autant de confirmations
que de surprises.
De grands intellectuels qui jusqu’à hier avaient pontifié sur tout
n’auront plus de mots et disparaîtront des médias, certains se
réfugieront dans quelques abstractions intelligentes, mais auxquelles
fera défaut le moindre souffle d’empathie, si bien que vous arrêterez de
les écouter. Des personnes que vous aviez sous-estimées se révéleront
au contraire pragmatiques, rassurantes, solides, généreuses,
clairvoyantes.
Ceux qui invitent à considérer tout cela comme une occasion de
renaissance planétaire vous aideront à élargir la perspective, mais vous
embêteront terriblement, aussi : la planète respire à cause de la
diminution des émissions de CO2, mais vous, à la fin du mois, comment
vous allez payer vos factures de gaz et d’électricité ? Vous ne
comprendrez pas si assister à la naissance du monde de demain est une
chose grandiose, ou misérable.
Vous ferez de la musique aux balcons. Lorsque vous avez vu les vidéos
où nous chantions de l’opéra, vous avez pensé « ah ! les Italiens »,
mais nous, nous savons que vous aussi vous chanterez la Marseillaise. Et
quand vous aussi des fenêtres lancerez à plein tube I Will Survive,
nous, nous vous regarderons en acquiesçant, comme depuis Wuhan, où ils
chantaient sur les balcons en février, ils nous ont regardés.
Beaucoup s’endormiront en pensant que la première chose qu’ils feront
dès qu’ils sortiront, sera de divorcer. Plein d’enfants seront conçus.
Vos enfants suivront les cours en ligne, seront insupportables, vous
donneront de la joie. Les aînés vous désobéiront, comme des adolescents ;
vous devrez vous disputer pour éviter qu’ils n’aillent dehors,
attrapent le virus et meurent. Vous essaierez de ne pas penser à ceux
qui, dans les hôpitaux, meurent dans la solitude. Vous aurez envie de
lancer des pétales de rose au personnel médical.
On vous dira à quel point la société est unie dans un effort commun,
et que vous êtes tous sur le même bateau. Ce sera vrai. Cette expérience
changera à jamais votre perception d’individus. L’appartenance de
classe fera quand même une très grande différence. Etre enfermé dans une
maison avec terrasse et jardin ou dans un immeuble populaire surpeuplé :
non, ce n’est pas la même chose. Et ce ne sera pas la même que de
pouvoir travailler à la maison ou voir son travail se perdre. Ce bateau
sur lequel vous serez ensemble pour vaincre l’épidémie ne semblera guère
être la même chose pour tous, parce que ça ne l’est pas et ne l’a
jamais été.
À un certain moment, vous vous rendrez compte que c’est vraiment dur.
Vous aurez peur. Vous en parlerez à ceux qui vous sont chers, ou
alors vous garderez l’angoisse en vous, afin qu’ils ne la portent pas.
Vous mangerez de nouveau.
Voilà ce que nous vous disons d’Italie sur votre futur. Mais c’est
une prophétie de petit, de très petit cabotage : quelques jours à peine.
Si nous tournons le regard vers le futur lointain, celui qui vous est
inconnu et nous est inconnu, alors nous ne pouvons vous dire qu’une
seule chose : lorsque tout sera fini, le monde ne sera plus ce qu’il
était. »
Francesca Melandri, écrivaine
(traduit de l’italien par Robert Maggiori)