lundi 19 janvier 2015

Comment voyager avec un saumon

Comment voyager avec un saumon
À en croire les journaux, notre époque est troublée par deux grands problèmes : l'invasion des ordinateurs et l'inquiétante expansion du Tiers-Monde. C'est vrai, et moi je le sais

Dernièrement, j'ai fait un voyage bref, un jour à Stockholm et trois à Londres. À Stockholm, j'ai eu le temps d'acheter un saumon fumé énorme, à un prix dérisoire. Il était soigneusement emballé dans du plastique, mais on m'a conseillé, puisque j'étais en voyage, de le garder au frais. Facile à dire.
Heureusement, à Londres mon éditeur m'avait réservé une chambre de luxe, équipée d'un frigo-bar. Arrivé à l'hôtel, j'ai eu l'impression d'être dans une légation de Pékin pendant la révolte des Boxers.
Des familles campant dans le hall, des voyageurs enfouis sous des couvertures dormant sur leurs bagages... Je m'informe auprès des employés, tous Indiens, plus quelques Malais. Ils me répondent que la veille, le grand hôtel s'était doté d'un système informa¬tique qui, par manque de rodage, venait de tomber en panne deux heures auparavant. Impossible désormais de savoir si les chambres étaient libres ou occupées, ïl fallait attendre.
En fin d'après-midi, l'ordinateur était réparé et j'ai pu prendre possession de ma chambre. Préoccupé par mon saumon, je le sors de ma valise et me mets en quête du frigo-bar.
D'habitude, les frigo-bars des hôtels normaux contiennent deux bières, deux eaux minérales, quelques mignonnettes, un petit assortiment de jus de fruits et deux sachets de cacahuètes. Celui de mon hôtel, gigantesque, contenait cinquante mignonnettes de whisky, gin, Drambuie, Courvoisier, Grand Marnier et autres calvados, huit quarts Perrier, deux de Badoit, deux d'Évian, trois bouteilles de Champagne, plusieurs canettes de stout, de pale-ale, de bières hollandaises et allemandes, du vin blanc italien et fiançais, des cacahuètes, des biscuits salés, des amandes, des chocolats et de l'Alka-Seltzer. Aucune place pour mon saumon. Deux grands tiroirs s'offraient à moi ; j'y ai déversé tout le contenu du frigo-bar, j'ai installé mon saumon au frais, et je ne m'en suis plus occupé. Le lendemain à quatre heures, mon bestiau trônait sur la table et le frigo-bar était de nouveau rempli jusqu'à la gueule de produits de qualité. J'ouvre les tiroirs et constate que tout ce que j'y ai déposé la veille est encore là. Je téléphone à la réception et demande d'avertir le personnel d'étage que s'ils trouvent le frigo vide ce n'est pas que je consomme tout mais c'est à cause d'un saumon. On me répond que cette information doit être donnée à l'ordinateur central, car le personnel n'étant pas anglophone, il ne peut recevoir des ordres parlés, mais seulement des instructions en Basic.
J'ai ouvert deux autres tiroirs pour y transférer le nouveau contenu du frigo-bar, dans lequel j'ai ensuite logé mon saumon. Le lendemain à quatre heures l'animal gisait sur la table et commençait à dégager une odeur suspecte.
Le frigo regorgeait de bouteilles et mignonnettes, quant aux quatre tiroirs, ils rappelaient le coffre-fort d'un speak-easy au temps de la prohibition. Je téléphone à la réception et apprends qu'ils ont eu une nouvelle panne d'ordinateur. Je sonne et tente d'expliquer mon cas à un type portant les cheveux attachés en catogan : hélas, il parlait un dialecte qui, d'après ce que m'a expliqué par la suite un collègue anthropologue, n'était pratiqué qu'au Khéfiristan à l'époque où Alexandre le Grand fêtait ses épousailles avec Roxane.
Le matin suivant, je suis allé régler ma note. Elle était astronomique. Il apparaissait qu'en deux jours et demi, j'avais consommé plusieurs hectolitres de Veuve Clicquot, dix litres de whiskys divers et variés, y compris quelques malts très rares, huit litres de gin,  vingt-cinq litres de Perrier et d'Évian, plus quelques bouteilles de San Pellegrino, davantage de jus de fruits qu'il n'en faudrait pour maintenir en vie tous les enfants de l'UNICEF, une quantité d'amandes, de noix; "et de cacahuètes à faire vomir le légiste chargé de l'autopsie des personnages de La Grande Bouffe. J'ai essayé de m'expliquer, mais l'employé, en souriant de toutes ses dents noircies par le bétel, m'a certifié que l'ordinateur avait enregistré tout ça. J'ai demandé un avocat, on m'a apporté une mangue. Mon éditeur est furieux et me prend pour un parasite. Le saumon est immangeable. Mes enfants m'ont dit que je devrais boire un peu moins. (1986)
extrait de Umberto Eco, Comment voyage avec un saumon, Nouveaux pastiches et postiches, Le Livre de Poche, 30 FF.

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