"Et l'on se demanda si l'on ne pourrait fusionner de même protoplastes et cellules animales. Oui, c'était possible : en 1975, des hybrides de protoplastes de levure avec des globules rouges de poulet étaient obtenus à Londres ; puis un chercheur hongrois, Dudits, appartenant à l'Institut de génétique de Szeged, et son collaborateur Lima de Faria, travaillant en Suède, annonçaient la fusion complète (noyaux compris) de protoplastes de carotte avec des cellules humaines provenant de la célèbre lignée cancéreuse Hela (1), entretenue depuis des années en de nombreux laboratoires dans le monde. En juillet 1976, enfin, les équipes de Harold Smith et de Robert A . Meck, à Brookhaven, annonçaient à leur tour la fusion, avec les cellules Hela, de protoplastes provenant d'une tumeur prélevée sur une souche de tabac hybride, et cette fois-ci on a pu observer, au bout de quelques jours, un début de division cellulaire du noyau de Hela.
Voilà qui va étendre considérablement le champ des investigations, notamment en ce qui concerne l'étude des membranes et de leurs récepteurs spéciaux, puisque se trouvent ici confrontées, si différentes, membranes végétales et membranes animales. Peut-être parviendra-t-on un jour à dépasser le stade unicellulaire et à créer des organismes tenant à la fois de l'animal et de la plante. L'imagination peut se donner libre cours et concevoir, par exemple, des êtres combinant les qualités nutritives des produits animaux et des produits végétaux, qui répondraient à merveille aux besoins en protéines de l'humanité...
Comme toute découverte technologique, la manipulation des gènes peut avoir des conséquences bonnes ou mauvaises pour l'humanité. Aussi le tableau des promesses ne va-t-il pas sans ombres.
Actuellement, le principal danger réside dans l'apparition, accidentelle ou non, de microorganismes porteurs de recombinaisons génétiques inédites entraînant, par exemple, l'accroissement du pouvoir pathogène d'un microorganisme responsable d'une maladie, ou bien l'attribution de ce pouvoir à une bactérie jusqu'ici inoffensive, et l'on pense surtout à ce sujet au colibacille, présent dans notre flore intestinale, devenu un matériel biologique de choix pour les expérimentateurs. On a pu dire que c'était aujourd'hui l'être vivant le mieux connu au monde. Or cet être si étudié pourrait fort bien devenir infectieux, avec des propriétés imprévisibles, éventuellement catastrophiques.
Telles sont les préoccupations dans l'immédiat. Et l'on peut imaginer que, dans un avenir sans doute lointain, il deviendra peut-être possible, en manipulant les gènes humains, d'obtenir à volonté des individus supérieurs, des hommes de génie, mais également des êtres subalternes, esclaves voués systématiquement aux rudes ou aux basses besognes, des sortes de robots, ce qui est là évoquer un assez effrayant anti-eugénisme.
Événement sans précédent dans l'histoire des sciences, en juillet 1974 une première tentative en faveur de l'institution d'une déontologie biologique a été faite par un groupe de savants américains, illustres spécialistes de la génétique des bactéries et des virus, parmi lesquels Paul Berg, David Baltimore et James Watson, qui obtint le prix Nobel de médecine en 1962, aux côtés de Francis Crick et de Frédéric Vilkins, pour avoir décrit avec Crick la structure en double hélice de l'ADN . Ils publièrent simultanément dans la revue américaine Science et la revue britannique Nature une « lettre ouverte » adressée au gouvernement des Etats-Unis et à la communauté scientifique du monde entier. Ce manifeste proclamait qu'ils avaient décidé de renoncer à certains ordres de recherches en génétique, risquant de conduire à de funestes résultats, en particulier si les militaires s'avisaient d'en tirer parti. Et les signataires invitaient de façon pressante tous leurs collègues à les imiter.
En suite à cette déclaration fracassante, s'est tenue sept mois plus tard en Californie la conférence internationale d'Asilomar où seize pays étaient représentés par cent quarante congressistes. Après de chauds débats, ceux-ci sont finalement tombés d'accord pour lever l'embargo et poursuivre les expériences, à condition que les plus rigoureuses précautions soient prises, au moyen de barrières biologiques et physiques, afin d'empêcher la dissémination hors des laboratoires de microorganismes nouvellement créés. Il a été aussi recommandé aux gouvernements nationaux d'instituer des instances ayant droit de regard sur les programmes de recherche. En France, où les travaux de pointe sont très poussés, principalement à l'Institut Pasteur, telle est la mission qui a été confiée à deux commissions de la Délégation générale à la recherche scientifique (D.G.R.S.T.), qui ont renforcé les normes définies à Asilomar. "
FERNAND LOT , octobre 1977
source : Revue Urbanisme
(1) Hela : du nom d'une femme qui en fut victime, Henriette Lacks.
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