Je me permets de recopier cet article de Libération. J'y souscris, il suffit de regarder quand on y va.
Avant qu'il ne disparaisse de la Toile, je le multiplie
La Bérarde veut sortir de sa réserve
par François CarrelSaint-Christophe-en-Oisans (Isère), envoyé spécial.
«J'arrête.
Ça fait plus de dix ans que je passe mes hivers ici. A 55 ans, je ne
suis plus assez motivé pour me retrouver seul, isolé par le mauvais
temps pendant quinze jours.» Claude Tairraz, le dernier hôtelier de La
Bérarde et l'un des rares habitants permanents de ce hameau perché à 1
721 m d'altitude au coeur du massif des Ecrins, raccroche. En 1992, il
avait aménagé un gîte pour les randonneurs à ski dans une grange voisine
de son hôtel qui n'ouvre que l'été. L'hiver venu, sa femme et ses
enfants quittaient le village et lui restait là, au bout d'une route le
plus souvent coupée par les avalanches, pour accueillir les rares
clients et soigner ses moutons. Cet automne, usé par l'isolement
hivernal de ce bout du monde, il va vendre son troupeau et ne remontera à
La Bérarde qu'au printemps suivant. «Avec quelques autres de la vallée,
on se disait que maintenir quelques bêtes, en s'entraidant, c'était
important, ça faisait un peu de vie, explique-t-il. Mais quand tout le
monde aura compris, ce sera peut-être un peu tard : la vallée sera
morte.»
«La Mecque de l'alpinisme»
La
départementale escarpée et étroite qui mène ici s'enfonce sur près de
25 kilomètres à l'intérieur du massif des Ecrins. Au bout de la route,
tout au fond de la vallée encaissée du Vénéon, il y a La Bérarde, le
plus reculé des quinze hameaux de Saint-Christophe-en-Oisans (Isère).
Quarante maisons tout au plus, aux toits de tôle, serrées autour d'une
chapelle et surmontées par quelques-uns des plus beaux sommets des
Alpes, leurs glaciers et faces immenses : la Meije, l'Ailefroide ou la
barre des Ecrins, tous avoisinant les 4 000 m d'altitude. Et tout autour
de ce hameau en lutte pour sa survie l'un des rares de France classé
en réserve naturelle , le parc national des Ecrins.
La
commune fut l'un des hauts lieux du tourisme alpin dès la fin du XIXe
siècle, fort de sa réputation de Mecque de l'alpinisme et de l'aventure
que représentait la remontée de la route. On venait ici de Paris, de
Munich ou d'Angleterre, attiré par le récit des exploits des alpinistes,
la figure pittoresque des guides-paysans popularisée par l'un d'entre
eux, Gaspard de la Meije... et les publicités en couleur du
«Paris-Lyon-Marseille». A La Bérarde, il y a eu jusqu'à quatre hôtels.
Si
le village commence à péricliter à partir de la Seconde Guerre
mondiale, il reste une attraction du tourisme estival alpin et l'une des
«portes d'accès» au parc des Ecrins. Chaque année, 80 000 visiteurs
vont jusqu'au fond de la vallée, mais la plupart n'y restent que la
journée, et seulement durant les mois d'été. L'UCPA, le Club alpin
français et le Club alpin belge y ont installé de célèbres centres de
formation à l'alpinisme. Grimpeurs et randonneurs amoureux de La Bérarde
trouvent ici, loin des foules, des hélicos et des télécabines de la
vallée de Chamonix, une montagne austère, sauvage et superbe, qui n'a
jamais basculé dans la folie de l'or blanc. La préservation des lieux a
été imposée par les contraintes naturelles risques d'avalanches,
chutes de pierres, torrents impétueux mais aussi par la création, en
1973, du parc national des Ecrins, auquel la commune de Saint-Christophe
a confié, bon gré mal gré, les trois quarts de son immense territoire.
La création du parc fut ressentie comme un diktat : la chasse au
chamois, culture ancestrale des montagnards, fut interdite, et les
stations de ski, espoir d'essor économique, exclues. Plus mal vécu
encore par les Bérardins : en 1974, l'ensemble du village était classé
«réserve naturelle» pour contraindre tout aménagement nouveau à être
négocié entre la commune et l'Etat. Deux ans plus tard, une nouvelle loi
renforçait le caractère «naturaliste» des réserves.
C'est
là le paradoxe de ce hameau qui se débat depuis trente ans dans une
situation ubuesque. Le statut de réserve naturelle, censé protéger le
hameau, s'est révélé contre-productif. Pour obtenir le droit de réaliser
un aménagement, ne serait-ce qu'un ravalement de façade, et a fortiori
pour toute construction nouvelle, il faut constituer en mairie un
dossier complet et précis, le copier en 35 exemplaires pour une
commission départementale, puis 15 nouveaux exemplaires pour une
commission nationale, avant que le dossier ne passe sur le bureau du
ministre de l'Environnement puis revienne sur celui du maire... En
trente ans, beaucoup de dossiers ont été bloqués, comme celui des
travaux d'aménagement du camping. Du coup, les travaux réalisés sans
autorisation ni contrôle sont légion. Le village, au fil des années,
s'est dégradé, perdant son homogénéité architecturale. Un immense
parking, des constructions disparates, chalets incongrus, citernes de
gaz et murs de parpaings, défigurent le site. Etranglées par le statut
réglementaire strict de la réserve, en permanente bisbille avec les
services de l'environnement, les municipalités successives n'ont jamais
réussi à aménager le hameau pour qu'il soit à la hauteur de son cadre
extraordinaire.
Du coup, les touristes sont
de moins en moins nombreux et le hameau se vide : «Les jeunes partent en
station de ski, les vieux au cimetière», résume Claude Tairraz. Dès la
fin septembre, le camping, les centres de formation, la dernière
épicerie et l'hôtel Tairraz ferment. Ils n'étaient plus ces dernières
années qu'une poignée de Bérardins à tenter de rester l'hiver. Durant de
longs mois, la route, officiellement fermée par le conseil général de
l'Isère, est le plus souvent rendue impraticable par les avalanches et
les congères. Le village n'a jamais atteint la taille suffisante pour
que les pouvoirs publics fassent l'effort de garder la route ouverte.
Trop cher, trop dangereux...
Le centre UCPA
de La Bérarde, ouvert en 1962, cumule ainsi les handicaps : faible
rentabilité due à la longue fermeture hivernale, sous-développement
économique et socioculturel du village, difficulté d'aménager ses abords
en raison du carcan administratif de la réserve pas de salle
polyvalente ni de terrain de sport. «L'UCPA a la volonté de maintenir ce
centre historique, y compris à des conditions de rentabilité clairement
inférieures à l'ensemble de ses établissements, mais il y a une vraie
incertitude à moyen terme», avertit Gérard Lambert, le directeur du
lieu. Dont la fermeture, d'ici quelques années, n'est pas exclue. «Un
départ de l'UCPA serait tragique, s'alarme Claude Tairraz. Nous y
passerions tous...» Déjà, le centre de secours en montagne de La Bérarde
a perdu son hélicoptère, il y a trois ans. Un poste jugé trop onéreux
par la Sécurité civile, statistiques d'intervention en main, et pour
lequel l'obligation de construire un hangar pour les nouvelles machines
allait inévitablement être complexe en raison du statut de réserve.
«On est là à nos risques et périls»
Seul
espoir pour le hameau : Coralie et Cyrille, les enfants de Claude et de
Maryse Tairraz, 26 et 23 ans, souhaitent reprendre l'hôtel familial...
mais l'été seulement. «Je suis là dès que la route est ouverte, explique
Coralie, mais l'hiver, c'est trop dur.» De décembre à février, les
hautes montagnes qui entourent La Bérarde ne laissent descendre les
rayons du soleil qu'à peine deux heures par jour, en fin de matinée. «De
10 à 12, on est dehors ! On vit comme les anciens, au rythme du jour.
On dort beaucoup... Le calme et la tranquillité sont extraordinaires»,
sourit Marie-Odile Rodier, qui s'accroche à La Bérarde avec son
compagnon, André. Leurs soucis de santé les empêchent d'y passer tout
l'hiver. «On sait qu'en quelques heures, la route peut être bloquée. Pas
question d'appeler l'hélico pour le premier petit bobo ! Nous sommes là
à nos risques et périls.» L'hiver dernier, Marie-Odile est redescendue
après le réveillon, André a tenu jusqu'à la mi-janvier. Puis, mal en
point et sans moyen d'être soigné, il est redescendu par la route.
La
semaine suivante, c'est le jovial «Bibiche» Rodier, 71 ans, qui a
quitté le hameau, victime d'un oedème pulmonaire. L'hiver prochain, il
n'y restera pas non plus : «En vingt minutes, l'hélico peut être là.
Mais s'il fait mauvais, on peut attendre...» Pareil pour le «ravito»,
assuré par l'hélicoptère de la Sécurité civile : «S'il ne peut pas
voler, je suis bon pour sucer des glaçons !», rigole-t-il. «Bibiche» n'a
réussi à passer tout l'hiver à La Bérarde que deux ou trois fois depuis
qu'il est à la retraite. «Il faut pas se mettre dans l'idée de
descendre voir du monde, car on ne remonte pas ! Le premier hiver, dès
la mi-janvier, j'avais plus de cigarettes. Je suis allé jusqu'aux
Deux-Alpes en chercher. Je m'y suis tant amusé que je ne suis revenu à
La Bérarde qu'un mois et demi plus tard !»
Le
seul Bérardin à résister, depuis l'hiver 1979, et jusqu'à nouvel ordre,
c'est le solide Rémy Turc, 66 ans, ancien guide de haute montagne,
barbe drue et rude caractère. Il est rodé, depuis vingt-cinq ans : stock
de foin, de bois, de conserves et d'eau de vie, et il fait pousser
l'été «deux ou trois tonnes de la meilleure patate du monde» ; il est
ravitaillé en produits frais à la demande par hélico. L'automne dernier,
il a vendu ses moutons et ne garde que quelques chèvres.
«Déclassement partiel» et pis aller
Seule
perspective pour le hameau, Xavier Charpe, l'ancien maire de
Saint-Christophe, habile négociateur et féru d'alpinisme, a engagé il y a
quelques années avec énergie un processus pour obtenir le déclassement
de La Bérarde. En parallèle, il a négocié avec le parc et les
collectivités locales une réhabilitation ambitieuse. Le pari : mettre en
avant les atouts historiques liés à la montagne et la qualité
environnementale garantie par le parc ; rétablir la qualité d'accueil en
reprenant les bâtiments, supprimant les «verrues» et limitant la place
de la voiture. Les premiers travaux, sur le parking et la place de La
Bérarde, ont été lancés au printemps. Ministère et parc des Ecrins sont
décidés à déclasser la partie urbanisée et aménagée de La Bérarde, tout
en maintenant ses abords immédiats en réserve naturelle. Ce
«déclassement partiel» est un pis aller pour les habitants, qui auraient
préféré une suppression totale de la réserve. C'est l'une des raisons
qui a provoqué la chute de l'ancien maire, à l'occasion de municipales
partielles au mois d'avril.
Depuis, la
nouvelle municipalité a revu à la baisse le projet de réhabilitation du
hameau. Le décret de «déclassement partiel» de La Bérarde doit néanmoins
être examiné par le Conseil d'Etat. Si le processus va au bout, il
restera aux Bérardins, au parc des Ecrins et aux collectivités locales à
réussir le pari d'un développement durable du hameau qui apporterait la
preuve que le ski n'est pas le seul espoir des montagnes françaises. Il
est loin d'être gagné..."https://www.liberation.fr/grand-angle/2004/07/14/la-berarde-veut-sortir-de-sa-reserve_486311/