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Avant qu'il ne disparaisse de la Toile, je le multiplie
La Bérarde veut sortir de sa réserve
Saint-Christophe-en-Oisans (Isère), envoyé spécial.
«J'arrête. Ça fait plus de dix ans que je passe mes hivers ici. A 55 ans, je ne suis plus assez motivé pour me retrouver seul, isolé par le mauvais temps pendant quinze jours.» Claude Tairraz, le dernier hôtelier de La Bérarde et l'un des rares habitants permanents de ce hameau perché à 1 721 m d'altitude au coeur du massif des Ecrins, raccroche. En 1992, il avait aménagé un gîte pour les randonneurs à ski dans une grange voisine de son hôtel qui n'ouvre que l'été. L'hiver venu, sa femme et ses enfants quittaient le village et lui restait là, au bout d'une route le plus souvent coupée par les avalanches, pour accueillir les rares clients et soigner ses moutons. Cet automne, usé par l'isolement hivernal de ce bout du monde, il va vendre son troupeau et ne remontera à La Bérarde qu'au printemps suivant. «Avec quelques autres de la vallée, on se disait que maintenir quelques bêtes, en s'entraidant, c'était important, ça faisait un peu de vie, explique-t-il. Mais quand tout le monde aura compris, ce sera peut-être un peu tard : la vallée sera morte.»
«La Mecque de l'alpinisme»
La départementale escarpée et étroite qui mène ici s'enfonce sur près de 25 kilomètres à l'intérieur du massif des Ecrins. Au bout de la route, tout au fond de la vallée encaissée du Vénéon, il y a La Bérarde, le plus reculé des quinze hameaux de Saint-Christophe-en-Oisans (Isère). Quarante maisons tout au plus, aux toits de tôle, serrées autour d'une chapelle et surmontées par quelques-uns des plus beaux sommets des Alpes, leurs glaciers et faces immenses : la Meije, l'Ailefroide ou la barre des Ecrins, tous avoisinant les 4 000 m d'altitude. Et tout autour de ce hameau en lutte pour sa survie l'un des rares de France classé en réserve naturelle , le parc national des Ecrins.
La commune fut l'un des hauts lieux du tourisme alpin dès la fin du XIXe siècle, fort de sa réputation de Mecque de l'alpinisme et de l'aventure que représentait la remontée de la route. On venait ici de Paris, de Munich ou d'Angleterre, attiré par le récit des exploits des alpinistes, la figure pittoresque des guides-paysans popularisée par l'un d'entre eux, Gaspard de la Meije... et les publicités en couleur du «Paris-Lyon-Marseille». A La Bérarde, il y a eu jusqu'à quatre hôtels.
Si le village commence à péricliter à partir de la Seconde Guerre mondiale, il reste une attraction du tourisme estival alpin et l'une des «portes d'accès» au parc des Ecrins. Chaque année, 80 000 visiteurs vont jusqu'au fond de la vallée, mais la plupart n'y restent que la journée, et seulement durant les mois d'été. L'UCPA, le Club alpin français et le Club alpin belge y ont installé de célèbres centres de formation à l'alpinisme. Grimpeurs et randonneurs amoureux de La Bérarde trouvent ici, loin des foules, des hélicos et des télécabines de la vallée de Chamonix, une montagne austère, sauvage et superbe, qui n'a jamais basculé dans la folie de l'or blanc. La préservation des lieux a été imposée par les contraintes naturelles risques d'avalanches, chutes de pierres, torrents impétueux mais aussi par la création, en 1973, du parc national des Ecrins, auquel la commune de Saint-Christophe a confié, bon gré mal gré, les trois quarts de son immense territoire. La création du parc fut ressentie comme un diktat : la chasse au chamois, culture ancestrale des montagnards, fut interdite, et les stations de ski, espoir d'essor économique, exclues. Plus mal vécu encore par les Bérardins : en 1974, l'ensemble du village était classé «réserve naturelle» pour contraindre tout aménagement nouveau à être négocié entre la commune et l'Etat. Deux ans plus tard, une nouvelle loi renforçait le caractère «naturaliste» des réserves.
C'est là le paradoxe de ce hameau qui se débat depuis trente ans dans une situation ubuesque. Le statut de réserve naturelle, censé protéger le hameau, s'est révélé contre-productif. Pour obtenir le droit de réaliser un aménagement, ne serait-ce qu'un ravalement de façade, et a fortiori pour toute construction nouvelle, il faut constituer en mairie un dossier complet et précis, le copier en 35 exemplaires pour une commission départementale, puis 15 nouveaux exemplaires pour une commission nationale, avant que le dossier ne passe sur le bureau du ministre de l'Environnement puis revienne sur celui du maire... En trente ans, beaucoup de dossiers ont été bloqués, comme celui des travaux d'aménagement du camping. Du coup, les travaux réalisés sans autorisation ni contrôle sont légion. Le village, au fil des années, s'est dégradé, perdant son homogénéité architecturale. Un immense parking, des constructions disparates, chalets incongrus, citernes de gaz et murs de parpaings, défigurent le site. Etranglées par le statut réglementaire strict de la réserve, en permanente bisbille avec les services de l'environnement, les municipalités successives n'ont jamais réussi à aménager le hameau pour qu'il soit à la hauteur de son cadre extraordinaire.
Du coup, les touristes sont de moins en moins nombreux et le hameau se vide : «Les jeunes partent en station de ski, les vieux au cimetière», résume Claude Tairraz. Dès la fin septembre, le camping, les centres de formation, la dernière épicerie et l'hôtel Tairraz ferment. Ils n'étaient plus ces dernières années qu'une poignée de Bérardins à tenter de rester l'hiver. Durant de longs mois, la route, officiellement fermée par le conseil général de l'Isère, est le plus souvent rendue impraticable par les avalanches et les congères. Le village n'a jamais atteint la taille suffisante pour que les pouvoirs publics fassent l'effort de garder la route ouverte. Trop cher, trop dangereux...
Le centre UCPA de La Bérarde, ouvert en 1962, cumule ainsi les handicaps : faible rentabilité due à la longue fermeture hivernale, sous-développement économique et socioculturel du village, difficulté d'aménager ses abords en raison du carcan administratif de la réserve pas de salle polyvalente ni de terrain de sport. «L'UCPA a la volonté de maintenir ce centre historique, y compris à des conditions de rentabilité clairement inférieures à l'ensemble de ses établissements, mais il y a une vraie incertitude à moyen terme», avertit Gérard Lambert, le directeur du lieu. Dont la fermeture, d'ici quelques années, n'est pas exclue. «Un départ de l'UCPA serait tragique, s'alarme Claude Tairraz. Nous y passerions tous...» Déjà, le centre de secours en montagne de La Bérarde a perdu son hélicoptère, il y a trois ans. Un poste jugé trop onéreux par la Sécurité civile, statistiques d'intervention en main, et pour lequel l'obligation de construire un hangar pour les nouvelles machines allait inévitablement être complexe en raison du statut de réserve.
«On est là à nos risques et périls»
Seul espoir pour le hameau : Coralie et Cyrille, les enfants de Claude et de Maryse Tairraz, 26 et 23 ans, souhaitent reprendre l'hôtel familial... mais l'été seulement. «Je suis là dès que la route est ouverte, explique Coralie, mais l'hiver, c'est trop dur.» De décembre à février, les hautes montagnes qui entourent La Bérarde ne laissent descendre les rayons du soleil qu'à peine deux heures par jour, en fin de matinée. «De 10 à 12, on est dehors ! On vit comme les anciens, au rythme du jour. On dort beaucoup... Le calme et la tranquillité sont extraordinaires», sourit Marie-Odile Rodier, qui s'accroche à La Bérarde avec son compagnon, André. Leurs soucis de santé les empêchent d'y passer tout l'hiver. «On sait qu'en quelques heures, la route peut être bloquée. Pas question d'appeler l'hélico pour le premier petit bobo ! Nous sommes là à nos risques et périls.» L'hiver dernier, Marie-Odile est redescendue après le réveillon, André a tenu jusqu'à la mi-janvier. Puis, mal en point et sans moyen d'être soigné, il est redescendu par la route.
La semaine suivante, c'est le jovial «Bibiche» Rodier, 71 ans, qui a quitté le hameau, victime d'un oedème pulmonaire. L'hiver prochain, il n'y restera pas non plus : «En vingt minutes, l'hélico peut être là. Mais s'il fait mauvais, on peut attendre...» Pareil pour le «ravito», assuré par l'hélicoptère de la Sécurité civile : «S'il ne peut pas voler, je suis bon pour sucer des glaçons !», rigole-t-il. «Bibiche» n'a réussi à passer tout l'hiver à La Bérarde que deux ou trois fois depuis qu'il est à la retraite. «Il faut pas se mettre dans l'idée de descendre voir du monde, car on ne remonte pas ! Le premier hiver, dès la mi-janvier, j'avais plus de cigarettes. Je suis allé jusqu'aux Deux-Alpes en chercher. Je m'y suis tant amusé que je ne suis revenu à La Bérarde qu'un mois et demi plus tard !»
Le seul Bérardin à résister, depuis l'hiver 1979, et jusqu'à nouvel ordre, c'est le solide Rémy Turc, 66 ans, ancien guide de haute montagne, barbe drue et rude caractère. Il est rodé, depuis vingt-cinq ans : stock de foin, de bois, de conserves et d'eau de vie, et il fait pousser l'été «deux ou trois tonnes de la meilleure patate du monde» ; il est ravitaillé en produits frais à la demande par hélico. L'automne dernier, il a vendu ses moutons et ne garde que quelques chèvres.
«Déclassement partiel» et pis aller
Seule perspective pour le hameau, Xavier Charpe, l'ancien maire de Saint-Christophe, habile négociateur et féru d'alpinisme, a engagé il y a quelques années avec énergie un processus pour obtenir le déclassement de La Bérarde. En parallèle, il a négocié avec le parc et les collectivités locales une réhabilitation ambitieuse. Le pari : mettre en avant les atouts historiques liés à la montagne et la qualité environnementale garantie par le parc ; rétablir la qualité d'accueil en reprenant les bâtiments, supprimant les «verrues» et limitant la place de la voiture. Les premiers travaux, sur le parking et la place de La Bérarde, ont été lancés au printemps. Ministère et parc des Ecrins sont décidés à déclasser la partie urbanisée et aménagée de La Bérarde, tout en maintenant ses abords immédiats en réserve naturelle. Ce «déclassement partiel» est un pis aller pour les habitants, qui auraient préféré une suppression totale de la réserve. C'est l'une des raisons qui a provoqué la chute de l'ancien maire, à l'occasion de municipales partielles au mois d'avril.
Depuis, la nouvelle municipalité a revu à la baisse le projet de réhabilitation du hameau. Le décret de «déclassement partiel» de La Bérarde doit néanmoins être examiné par le Conseil d'Etat. Si le processus va au bout, il restera aux Bérardins, au parc des Ecrins et aux collectivités locales à réussir le pari d'un développement durable du hameau qui apporterait la preuve que le ski n'est pas le seul espoir des montagnes françaises. Il est loin d'être gagné..."https://www.liberation.fr/grand-angle/2004/07/14/la-berarde-veut-sortir-de-sa-reserve_486311/
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