jeudi 22 mars 2007

Pierre Abélard (par Jean Jolivet)

Pierre Abélard


Dans l'histoire de la philosophie en France le premier nom qui se détache est sans conteste celui de Pierre Abélard (1079-1142) ; il suffit pour le constater de considérer l'environnement intellectuel et spirituel dans lequel il apparaît, et comment il s'y impose. Deux siècles plus tôt, sous Charles le Chauve, la "renaissance carolingienne" jetait ses derniers feux avec un groupe de philosophes et de théologiens dont le plus grand, de beaucoup, est Jean Scot, "l'Erigène" - un irlandais donc, dont l'œuvre maîtresse (le Periphiseon), doit être rattachée à l'Antiquité‚ plutôt qu'au Moyen Âge. C'est dans la seconde moitié‚ du 11e siècle seulement qu'est inventée dans le monde latin une nouvelle manière de faire de la philosophie et de la théologie, la vraie méthode qui caractérise le Moyen Âge: elle consiste à spéculer sur ces matières en prenant comme outils intellectuels la logique et la grammaire, les deux "arts" qui, avec la rhétorique et sa théorie des "lieux" de l'argumentation, permettent de comprendre les quelques textes philosophiques de l'Antiquité‚ connus alors, et les textes sacrés du christianisme interprétés par les Pères de l'Église; d'élaborer à partir de là des idées nouvelles. Ainsi également le Moyen Âge fut une période de première importance dans le développement de la logique.

Le principal témoin et initiateur de ce nouveau moment de la pensée est saint Enselme, qui né au Val d'Aoste devient prieur puis abbé‚ du monastère du Bec Hellouin et meurt archevêque de Cantorbéry (1109). Mais nombre de ses contemporains - des uns subsistent quelques textes, les autres ne sont pour nous que des noms - pratiquent l'art philosophique par excellence alors, la logique, ou dialectique. C'est ainsi que commencent les fameuses controverses sur la nature de l'universel: est-ce une chose, ou un mot ?

Vers la fin du siècle Pierre Abélard entre dans le champ de ces études et de ces dissensions. Il a pour maîtres Roscelin et Guillaume de Champeaux, tenants respectivement de chacune des deux thèses. Rebelle à leurs enseignements sur ce point, il commence à développer une théorie originale de l'universel qui, en le définissant comme un prédicat, contre Guillaume, fonde une logique de la signification, contre Roscelin qui semble avoir soutenu déjà une logique de la référence; ce n'est pas le lieu de la présenter, mais plutôt de prendre la mesure de l'œuvre d'Abélard sous ses deux aspects inséparables: œuvre de maître, œuvre d'auteur.

Abélard fut, en logique et en théologie, un grand professeur, sans doute le plus largement célèbre de son époque, pendant trente ans environ - répartis en deux périodes que sépare son abbatiat à Saint- Gildas de Rhuys. Au cours de sa vie entière il a élaboré une œuvre abondante: un traité de logique (Dialectica), complet pour l'époque, dont s'est malheureusement perdu le premier livre, qui était consacré‚ au genre et à l'espèce (aux universaux donc); trois séries de Gloses sur des ouvrages logiques d'Aristote et de Boèce, pleines d'analyses détaillées dont l'enjeu relève souvent de la philosophie au-delà de la logique ; un traité‚ d'analyse de la pensée (De intellectibus) beaucoup plus riche et précis que les allusions à ce sujet que l'on peut relever dans les œuvres de Boèce; une Théologie inlassablement reprise en trois versions successives, où il tente, notamment, de formuler les rapports de la Trinité‚ selon des modèles logiques (par exemple, la relation non réciproque entre le Père et le Fils) - méthode qui lui vaudra une grande partie de ses tribulations; un ouvrage introductif à la lecture de l'Écriture et des Pères (Sic et non), il y énumère un grand nombre de contradictions entre les textes et les auteurs - thème déjà ancien mais qu'il renouvelle en proposant dans un prologue des méthodes générales pour les résoudre; des commentaires bibliques (notamment sur l'Epître aux Romains); un Dialogue entre un philosophe, un juif et un chrétien), où il analyse notamment les relations et la différence entre la doctrine chrétienne des vertus et celle qu'il trouve dans la philosophie latine classique; un traité de morale (Ethica sive Scito teipsum) où il expose une théorie très complexe de la conscience et de l'intention en morale, qui a fait dire au Père Chenu qu'en ce point "Abélard fut le premier homme moderne"; des lettres : l'Histoire de mes malheurs et sa part de sa fameuse correspondance avec Héloïse. Il fut aussi un poète: Héloïse lui rappelle dans l'une de ses lettres les chansons qu'il avait écrites pour elle, et l'on a de lui des Planctus (déplorations sur des personnages bibliques) et des hymnes liturgiques destinés à l'abbaye du Paraclet qu'il avait fondée puis transmise à Héloïse devenue religieuse puis abbesse.

Certes il n'était pas isolé‚ en son siècle, fertile en maîtres, en logiciens et en théologiens dont certains s'opposèrent vivement à… lui et le firent condamner à deux reprises par des assemblées ecclésiastiques. Certes il fut d'une certaine façon floué par l'histoire : de l'œuvre d'Aristote il n'aura pu connaître que la moitié‚ des traités de logique ; les autres furent traduits à un moment mal déterminé‚ mais qui dut être à peu près celui de sa fin : d'autres philosophes que lui purent les commenter et donner à cet art un développement auquel il fut nécessairement‚ étranger. Mais directement ou non il avait été le maître de tous, tous avaient lu ses écrits; et il avait eu pour élèves plusieurs hauts personnages du 12e siècle : des abbés, des évêques, des cardinaux, un pape même, Alexandre III.

Il serait oiseux d'aborder ici l'histoire de sa destinée posthume, ou d'évoquer l'illusion chaleureuse d'historiens, Michelet entre autres, qui crurent voir en lui un précurseur de la libre pensée ; et même d'évaluer l'immense quantité‚ d'études savantes consacrées à son œuvre et à ses doctrines depuis le 19e siècle. Revenons simplement à son époque en citant deux de ses contemporains: Heloïse, qui lui écrit: "Quel roi, quel philosophe, pouvait égaler ta gloire ?"; et l'un de ses grands adversaires, Guillaume de Saint-Thierry, qui constate avec amertume, vers 114O, que "ses livres traversent les mers, ils sautent par-dessus les Alpes". Le premier philosophe français illustre, c'est bien Pierre Abélard.

Jean Jolivet
Novembre 2001

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